Et comme d'habitude, le frigo était vide. Ce truc devait avoir des pouvoirs surnaturels. Slas avait l'impression de passer son temps à le remplir, mais l'engin démoniaque semblait se vider encore plus rapidement.
Quelques fois, vivre avec un réel pouvait être vraiment pesant. A croire que les deux plus grands talents des humains étaient manger, et dormir. Du moins, c'étaient ceux de Kolia. Enfin, au moins ça évitait à Slas de devoir le surveiller 24 heures sur 24. Tant que l'enquiquineur à cheveux blancs restait à la maison, les chances qu'il s'attire des ennuis étaient minimes.
Avec un soupir, Slas se résigna :
« J'vais faire les courses... »
La rue, éblouissante de soleil, était étouffante. Écrasés de chaleur, les gens dans la rue semblaient fonctionner au ralenti et zigzaguaient astucieusement pour tacher de rester à l'ombre des immeubles. Les mains enfoncées dans les poches, Slas traça sa route en direction de l'épicerie, calculant sa trajectoire pour prendre ses virages au plus serré et ainsi raccourcir son chemin. Même s'il ne craignait pas particulièrement la chaleur, la loi du moindre effort s'imposait : autant minimiser la distance à marcher.
Au passage, Slas s'offrit un détour par le tabac du coin. C'est que les clopes aussi tendaient à manquer assez rapidement. Slas ressortit dans la rue, les poches pleines de paquets neufs, et entreprit d'en ouvrir un, affichant déjà un air de franche satisfaction à l'idée de la cigarette qui allait rejoindre ses lèvres dans cinq, quatre, trois...
Soudain, quelque chose percuta sa poitrine. Instinctivement, il saisit par les épaules l'inconnu qui venait de lui rentrer dedans, laissant sa clope lui échapper des doigts, et fit un pas en arrière pour voir de quoi il s'agissait exactement.

« Hé, oh, doucement ! Faut regarder où tu marches, gamin...mine ! »

Il hésita sur le genre exact de la personne qui lui faisait face. Un p'tit jeunot, non, une p'tite jeunette, bref, quelqu'un de plutôt petit et frêle et vraiment très jeune, qu'il pourrait sûrement soulever d'une seule main, vu leurs statures respectives.
Le regard de Slas bifurqua presqu'aussitôt sur la cigarette qu'il avait laissée tomber, qui roulait actuellement sur le trottoir et qui, emportée par son élan... Hé merde, venait de tomber dans une grille d'égout. Il laissa échapper un juron sonore.

« Tu vas me devoir une clope »

signala-t-il, pince-sans-rire.

Bon, okay, pour le remboursement de la cigarette, c'était mort. Sans aménité, la gamine (oui, il venait de décider que c'était une fille) fit remarquer à Slas que c'était lui qui avait lâché sa clope – ce qui était un argument éminemment valable, quoique proféré sur un ton assez désagréable. Il haussa un sourcil narquois devant cette répartie abrupte, mais n'eut pas le temps de décider s'il allait éclater de rire ou entrer dans son jeu pour obtenir raison (après tout, il n'aurait pas eu à repousser la gamine si elle ne lui était pas rentrée dedans d'abord, CQFD). Parce que, aussi sec, l'inconnue reprit :
« C'est vous qui pouvez trouver tout ce qu'on vous demande ? »
Huu. Vaste question. Slas croisa les bras et considéra la fille d'un œil un peu plus attentif. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien lui vouloir, celle-là ?

« Tu cherches quoi ? Une paire d'yeux pour arrêter de bousculer les gens ? »

Au moins, ça pourrait lui servir.

«  Désolé, je vais te décevoir.. mais ça risque de pas être dans mes attributions, ça. »

Quoique. Il connaissait des scientifiques véreux qui seraient bien capables de trucs crades dans ce genre. Enfin, « connaissait ». De loin, hein. Fallait pas lui demander d'aller voir ces psychopathes qui le prenaient pour un simple cobaye.
Bref. Depuis quand Slas était-il connu pour savoir trouver tout ce qu'on lui demandait ? Maintenant qu'il y pensait, il lui arrivait de plus en plus fréquemment de guider des gens, pour qu'ils rencontrent les bonnes personnes. Et c'était vrai qu'il connaissait très bien les quartiers douteux de la ville. Il voulait bien aider les Irréels largués en ville, mais bon, c'était juste parce que le comportement des humains l'exaspérait. De là à penser se faire une réputation pour ça...
Une fois encore, Slas se demanda ce que la gamine pouvait bien chercher. Mouarf. Vu son âge, ça devait être une babiole, un truc stupide. Il n'avait pas envie de perdre son temps. Puis elle n'avait qu'à s'adresser à ses parents ! C'est comme ça que ça marche, chez les humains, non ? T'as des gens qui te prennent en charge après t'avoir fait naître et qui sont supposés savoir tout gérer pour toi.

« J'sais pas qui t'a renseignée, mais je suis pas le génie de la lampe. »

Il fallait qu'elle comprenne qu'il ne suffisait pas de lui demander, même très gentiment, pour qu'il trouve ce qu'on voulait.

« … J'fais pas les choses gratuitement. »

Slas, espèce de crétin, tu viens de laisser ta vénalité l'emporter, là.

Bon, tant mieux. Si c'était juste pour une histoire de blessure, Slas ne doutait pas de la compétence de son docteur. Même s'il y avait un petit problème de couleur avec ladite blessure. Il allait donc pouvoir envoyer la gamine chez ce grand praticien sans remords.
« Alors ? Ça serait quoi la contrepartie ? »
Ce qui était bien avec elle, c'est qu'elle comprenait vite et ne perdait pas le Nord. En plus d'aller droit au but avec un cran qui conférait à l'effronterie – et cela lui jouerait certainement des tours, avec des individus un peu plus susceptibles que Slas. Certaines personnes n'appréciaient pas beaucoup de voir autant d'insolence chez une môme. Mais le rouquin, lui, en souriait plutôt.
Slas parcourut la gamine de la tête aux pieds, puis des pieds à la tête, affichant un air franchement dubitatif. Pour ce qu'il voyait, il doutait fort qu'elle soit en position de payer grand-chose. À tous les coups elle était à la rue, ou quelque chose comme ça. Trop pauvre en tout cas pour lui faire une proposition intéressante, ce qu'il ne se priva pas de lui faire remarquer :

« Humpf. En fait, je ne crois pas qu'une gosse des rues ait assez à payer pour ce service. »

Il marqua une pause – décidément, la faire mariner devenait une habitude –, la laissant le contredire si elle le voulait. Puis reprit :

« Je te propose autre chose. Tu me donnes simplement ton nom. Aujourd'hui je fais ça pour toi. Et un de ces jours – ou peut-être jamais, hein –, si j'ai besoin de toi, tu me devras un service. »

Il n'avait pas l'intention de lui demander la lune, non plus. Mais avoir en ville des alliés – ou du moins, des gens à qui il pouvait demander un coup de main en temps voulu – était un pouvoir. En quelques mois dans le Sud, Slas avait très vite compris que la clef pour s'en sortir était d'avoir un réseau de connaissances. Qu'est-ce qu'une gosse comme elle pouvait lui apporter ? Pour l'instant, il ne voyait pas. Mais la vie est pleine de surprises, n'est-ce pas ? Tout finit par être utile. Un jour ou l'autre.

Slas craignait vaguement que cette proposition fasse rechigner la gamine – après tout accepter les yeux fermés n'importe quel futur service n'était pas exactement rassurant –, mais elle avait plutôt l'air perplexe. Et soulagé. De toute évidence, elle était persuadée de pouvoir s'en tirer sans avoir à le dédommager.
Il lui signala d'un ton sec :

« La "naïveté" ne fait pas précisément partie de mes attributs, jeune fille. »

C'était vrai. Même si Slas n'avait à son compteur que quelques mois de vie, il était lui-même bien trop fourbe pour ressentir autre chose que de la méfiance à l'endroit des humains. Et la méfiance généralisée, quoi qu'on en dise, est une formidable protection.

« Je n'ai jamais dit que je te faisais confiance. Simplement qu'en temps voulu, tu me revaudras ça, Lyall Koïlir. »

Sous-entendu, de gré ou de force.
Avouons-le, la gamine n'avait pas complètement tort. Si elle tournait les talons, là, tout de suite, il ne lui serait pas facile de remettre la main sur elle. Même si Lyall Koïlir était son vrai nom. Slas comptait sur d'autres garanties. L'adresse où se trouvait son blessé, par exemple. Ou ledit blessé. Tout renseignement, tout moyen de pression était bon à prendre.
Mais ce qui marchait le mieux était encore la psychologie.

« Ne te crois pas à l'abri si facilement. Après tout tu l'as dit toi-même... Je peux trouver tout ce que je veux dans ce secteur. »

Un sourire torve vint jouer sur ses lèvres. Slas laissa passer quelques secondes pour être sûr de son effet, puis reprit avec un haussement d'épaules :

« Mais j'ose espérer pouvoir compter sur ton honnêteté. C'est toujours plus agréable que de devoir forcer les gens. »

Il sourit encore, d'un air un peu plus amène. Il voulait lui faire comprendre que ce n'était pas un engagement à la légère, mais pas s'en faire détester. Slas amorça un demi-tour sur ses talons.

« En route mademoiselle Koïlir, allons regarder si ton médecin est dans le coin. Et puis nous irons voir ton grand blessé... »

La question maintenant était de savoir où le cher docteur pouvait bien se trouver à cette heure. C'était la pleine journée, il devait être en « consultations ». Oui, entre guillemets, parce que Slas avait eu l'occasion d'assister auxdites consultations, qui ne correspondaient pas exactement à l'idée qu'il se faisait d'un médecin traditionnel. Mais ils allaient bientôt voir ça en direct et de leurs propres yeux. Direction le quartier des bars glauques.
En attendant, la gosse marchait sur ses talons, le suivant comme son ombre. Slas lui fit un signe de tête pour qu'elle se mette à sa hauteur, il préférait l'avoir à côté de lui. Non qu'il craignît une quelconque attaque dans le dos... La gamine avait la stature d'un moucheron, ce n'était pas spécialement inquiétant.
D'un ton badin, il s'enquit :

« Et sinon, à part rentrer dans les gens et formuler des requêtes étranges, que fais-tu dans la vie ? »

Oh-mon-dieu Slas qui se met à faire la conversation. À vrai dire, il y avait surtout une part de curiosité sincère dans sa question. (En d'autres termes : à quoi pouvait être bonne une mioche aussi jeune et maigrichonne ?) Si ça se trouve elle était juste en pleine fugue. Peut-être même qu'elle venait des quartiers riches du Centre. Enfin, si jamais elle était en fuite ce ne serait pas le rouquin qui la ramènerait aux flics. À moins qu'il y ait une récompense à la clef ? On ne savait jamais, si ses parents étaient riches.
Bref, il divaguait complètement.
Besoin d'une clope, au passage.
Pour la deuxième fois en peu de temps, il sortit son paquet, en extirpa une cigarette – non sans un regard en coin à sa nouvelle rencontre, genre essaie-un-peu-de-me-la-faire-tomber-celle-là-non-mais.