À la base, Roxane était venue dans le Quartier Sud afin de s'assurer que tout se passait bien pour un Irréel à qui elle avait trouvé un travail dans une usine du complexe industriel. Bon d'accord : pas "trouvé un travail" mais "légèrement forcé le patron à l'engager". Ça revenait au même. Et dans tout les cas, elle tenait à vérifier qu'il ne subisse pas de représailles ou quoi que ce soit d'autre. Si c'était le cas, le patron en question aurait intérêt à faire gaffe à lui parce qu'elle saurait lui faire passer l'envie de continuer. Réel ou pas, chacun est libre de gagner sa vie comme il l'entend, et ce n'était pas une bande de vieux cons racistes qui allait lui faire changer d'avis.

Une journée normale dans la vie de Roxane, quoi. Les jours comme celui-ci, elle se sentait comme une directrice d'orphelinat tenant à s'assurer que ses petits pensionnaires s'épanouissaient pleinement dans leur nouvelle famille. Ce qui, d'un certain point de vue, n'était pas si faux que ça. Chaque Irréel était différent, il y en avait des plus débrouillards que d'autres. Et certains ne l'étaient pas du tout, un peu comme Kai qui lui emboîtait le pas sans rien dire, comme toujours. C'est d'ailleurs dans l'espoir un peu inconsidéré de tomber sur sa Créatrice toujours portée disparue que Roxane avait choisi de couper une fois de plus par le quartier des habitations pour se rendre du côté du complexe industriel. Mais bon, comme il fallait s'y attendre, que dalle à l'horizon. C'était tranquille. Trop tranquille.

Et là, bam : voilà qu'une fille lui rentre dedans. Roxane serra les lèvres sur sa cigarette, agacée. Pas qu'elle ait senti le choc passer - même avec les deux mains dans les poches elle n'a pas reculé d'un pas - mais c'est plutôt l'incident en lui-même qui l'énervait. Est-ce qu'un jour les gens allaient enfin apprendre à aligner un pied devant l'autre sans faire de connerie ?

« T'es pas foutue de regarder devant toi ? » grogna-t-elle.

N'étant déjà pas un modèle de patience, et ajouté à cela le fait qu'elle était en rogne, Roxane leva les yeux au ciel avec un soupir excédé au coup du "vraiment désolée de vous avoir embêtés".

« Ça va, fais pas ta sucrée non plus », râla-t-elle en choppant l'inconnue par le colbac pour la ranger derrière elle.

Il y a vraiment des gens qui devraient apprendre à arrêter de faire des manières et à être direct, dans la vie. "Désolée de vous avoir embêtés" ? songea Roxane. T'as embêté personne, tu m'es juste rentrée dedans, faudrait voir à relativiser un peu. Et puis c'est quoi la suite ? "Excusez-moi mais je dois vous fausser compagnie pour échapper à ces trois gars, en vous souhaitant une bonne journée ..." ? Non mais sérieux. Ça irait plus vite de dire "aidez-moi", non ? (On sent à peine que Roxane est énervée). Bref. De toute manière, c'est ce qu'elle était partie pour faire. Trois macaques contre un poids plume, ce serait mentir de dire que ça ne lui donne pas envie de s'interposer pour rééquilibrer un peu la chose.

« Hé les petites bites ! cria-t-elle au trois énergumènes quand ils furent arrivés à sa hauteur. Ça vous dirait pas de vous attaquer à quelqu'un de votre taille pour changer ? »

Pour appuyer la provocation, elle retira sa cigarette d'entre ses lèvres, l'éteignit contre sa semelle et la balança au visage du connard le plus proche d'elle. Restait plus qu'à savoir s'ils allaient rebrousser chemin ou chercher à s'acharner, ce qui serait un très mauvais choix pour eux. Mais Roxane ne dirait pas non à la seconde option, loin de là : énervée comme elle l'était, coller deux ou trois pains dans la tronche de quelques abrutis la défoulerait sûrement.

La provocation ne tarda pas à faire son effet. Le gars se mit à brailler en la fusillant du regard tandis que Roxane le laissait faire avec un sourire goguenard, articulant silencieusement un "cause toujours" quand l'autre eut fini de jouer les drama queens. Elle consentit toutefois à le prendre un peu plus au sérieux quand il sortit un canif de sa poche et se prépara à parer le coup quand elle le vit foncer sur elle. Mais apparemment, ce n'était pas du tout ce que le gars avait en tête puisqu'il l'ignora proprement pour aller se ruer sur la gamine qui lui était rentrée dedans l'instant d'avant. Elle ouvrit de grands yeux effarés devant un abruti d'une telle envergure. Rien dans le slip quoi. Il aurait au moins pu s'occuper d'elle d'abord. Elle lâcha un soupir plein de lassitude qui se changea vite en un râle étouffé de surprise - et un peu de douleur, aussi. Un des acolytes de l'autre crétin venait de lui envoyer un coup dans les côtes pendant qu'elle ne regardait pas. Grave erreur. S'il y a bien une chose que Roxane déteste, c'est la lâcheté. Elle tourna les talons pour faire face à la paire de couilles molles, hors d'elle, et tempêta :

« Tu veux danser, connard ? Alors on va danser ! »

Et joignant le geste à la parole, elle lui colla un pain magistral dans la figure, passant aussitôt à son pote avant qu'il ne se remette de ses émotions. Celui-ci reçut la beigne mais ne vacilla pas comme le premier, et répliqua même par un coup qu'elle esquiva de justesse. Roxane se mit à réfléchir à toute vitesse. C'est que, mine de rien, pour gagner un deux contre un il allait falloir ruser. Et aussi faire vite, accessoirement, parce que c'est pas qu'il y avait une gosse agressée par un abruti dans son dos, mais un peu quand même. Elle avait donc grand intérêt à maîtriser ces deux couillons le plus vite possible. L'un des deux refondait déjà sur elle, et elle l'accueillit par un coup de pied au niveau du plexus qui l'envoya se tordre de douleur par terre. Son camarade, qui s'attendait à recevoir le même traitement et s'apprêtait déjà à parer l'attaque, fut très surpris de voir Roxane plonger au sol pour mieux lui flanquer un coup derrière les genoux. Il s'écroula derechef, et la jeune femme n'attendit pas pour fondre sur lui et lui envoyer un dernier coup de pied dans le menton, juste assez fort pour le gars s'assomme contre le bitume et lui foute la paix. Bien. Ça, c'est fait. En se frottant les phalanges, Roxane se dirigea vers le connard en chef, qui stoppa aussitôt sa progression en fichant sa lame sur la gorge de la gamine et en s'égosillant à nouveau. Prudente, Roxane ne fit pas un pas de plus, ce qui ne l'empêcha pas de lever les yeux au ciel en soupirant bruyamment :

« "Elle est à moi, je l'ai vue en premier !" le singea-t-elle. Non mais sérieusement mec, tu te crois dans un magasin de jouets ? Puis à ta place, je compterais pas trop sur mes potes, poursuivit-elle avec une moue dédaigneuse. Attends donc qu'ils soient en état de "me crever" et après on en reparle. »

Tout en parlant, elle avait accroché le regard de Kai, qui était resté en retrait derrière l'abruti au canif et n'avait visiblement pas esquissé un geste depuis le début de l'altercation, un air paniqué fiché sur le visage. Elle faisait discrètement passer son regard de l'Irréel au forcené, encore et encore, en espérant que le message passe. Mais la fin de la phrase tomba et rien ne s'était passé. Roxane allait désespérer et envisager un plan B quand apparemment, ses œillades firent tilt dans la tête de Kai qui se rua brusquement sur l'agresseur et l'empoigna par-dessous les aisselles afin de l'immobiliser, juste le temps que Roxane fonde sur lui et lui colle assez de coups sur le visage pour qu'il s'effondre. Bon certes, il pissait un peu le sang par le nez mais merde, il l'avait cherché. En voyant que le gars était inerte, Kai le lâcha et le laissa s'affaler par terre, puis quêta du regard une quelconque réaction de Roxane.

« Eh ben il était temps ! » lâcha-t-elle, excédée, pour toute réponse.

Quand on commençait à connaître Roxane, on savait que les mots les plus simples comme "merci", ou "bien joué" ou même "tu t'es bien débrouillé", ça lui brûle la langue - alors on a droit à une petite pique, même si elle n'en pense pas moins, parce que c'est tellement plus facile. En tout cas, autant de choses qui n'empêchèrent pas l'intéressé de se renfrogner devant ce manque de reconnaissance. Roxane, qui évidemment n'y avait pas fait attention, se tourna vers l'illustre inconnue qui lui avait amené tout ce bordel dans les pattes et lui demanda d'un ton bourru :

« Bon, ça va la sucrée ? »

Roxane émit un vague grognement en guise de réponse, avant de fourrer les mains dans ses poches et de demander à la gamine :

« Et sinon, on peut savoir ce qui s'est passé pour en arriver ... là ? »

Le "là" étant accompagné d'un geste du menton en direction des trois têtes de bite qui se remettaient de leurs émotions. D'ailleurs, mieux valait se casser d'ici avant qu'ils ne soient en état de remettre ça. Roxane se remit à marcher pour quitter les lieux et fit signe à sa petite troupe d'en faire de même. À cet instant, elle remarqua que la gosse se tripotait la joue, et plus précisément une estafilade qui ne pissait pas la moindre goutte de sang. Roxane arqua un sourcil, étonnamment sujette à une impression de déjà-vu. Quand elle avait trouvé Kai (et dans le même quartier, en plus), lui aussi avait des plaies qui ne saignaient pas. Largement plus vilaines que ça, mais tout de même. Les pièces du puzzle commençaient à s'emboîter dans l'esprit de Roxane qui ne tarda à demander, histoire de voir si elle avait raison :

« Dis donc, tu sortirais pas d'une clinique illégale du coin, par hasard ? »

Parce que si c'était le cas, le début de son existence n'était pas des plus tranquilles. Poursuivie par une bande de babouins pour une obscure raison et sans Créateur, de surcroît. Peut-être y avait-il une explication à cela, mais Roxane se contentait de ce qu'elle voyait, et ce qu'elle voyait, c'est que cette gosse était seule. Quelque chose lui faisait dire qu'encore une fois, elle ne s'était pas déplacée pour rien.

Ouais, voilà. Dans le mille. Roxane leva les yeux au ciel et réprima le flot d'injures que lui inspirait l'existence des cliniques illégales. Et la stupidité de ceux qui y accouraient, au passage.

En bref, pour résumer, la gosse était une Irréelle fraîchement créée qui venait de se tirer de la clinique (illégale, donc) qui l'avait vue naître et dont le Créateur était aux abonnés absents. Super. Toutefois, avant de prendre une quelconque décision, Roxane désira en savoir un peu plus :

« C'est les seuls souvenirs que t'as ? Ou tu te rappelles d'autre chose ? »

Histoire de voir si elle venait de tomber sur une copie parfaite d'une personne décédée qui recelait les souvenirs d'une vie qu'elle n'avait jamais vécue, et sur une pauvre créature créée tellement maladroitement (et tellement pas prise en charge, surtout) qu'elle-même n'avait pas conscience d'être une Irréelle. Dans tous les cas, elle allait devoir réfléchir à ce qu'elle en ferait, de cette gosse. La réponse qu'elle lui offrira influera certainement sur sa décision, mais elle avait dans l'idée de la garder sous la main quelques jours pour vérifier qu'elle soit capable de se débrouiller seule avant de la lâcher dans le monde.

La gosse avait l'air secouée. Roxane plissa les yeux devant son malaise apparent, et poussa un soupir quand elle obtint enfin une réponse. Elle avait l'air d'avoir été créée tout à fait correctement, malgré les conditions hasardeuses du processus. Sans mentionner que son Créateur était aux abonnées absents, pour le moment. Mais ce qui rassurait Roxane c'était que la gamine, bien qu'apparemment choquée par le soudain afflux de ses souvenirs, avait pleinement conscience qu'ils pouvaient être artificiels - et donc savait pertinemment ce qu'elle était. Tant mieux. Expliquer sa situation à Kai quand elle l'avait trouvé avait été suffisamment pénible pour ne pas qu'elle ait envie de remettre ça.

Roxane poussa finalement un petit soupir qui traduisait cette fois plus de lassitude que d'agacement. Elle regarda la gosse un moment, puis lui administra une claque sur l'épaule qui dut certainement la faire vaciller avant de déclarer :

« Allez amène-toi. Tu vas dormir chez moi ce soir, on verra bien ce qu'on fera de toi demain. »

Et de se remettre à marcher, Kai sur ses talons, en allumant une nouvelle clope pour s'éclaircir les idées. Le bon point, c'est que la gamine avait l'air débrouillarde. Elle saurait s'adapter à l'existence des Réels, Roxane n'avait aucun doute là-dessus.