Plusieurs jours déjà que Valentina m'a abandonné. Plusieurs jours déjà que je fulmine, que j'enrage, que je tourne comme un fauve en cage. Comment a t-elle pu me faire cela ? À moi ?! Son frère. Moi qui lui ai tout donné. L'ai éduquée... Ces questions tournent sans cesse en boucle dans ma tête, sans jamais trouver de réponses. Et ça me rend de plus en plus exécrable. De plus en plus tendu.

J'ai l'affreux pressentiment que des jours funestes se préparent. Peut-être que le Gouvernement finit de préparer le filet censé me faire tomber. Peut-être. Mais encore une fois, je suis un Fehrnbach, pas une vulgaire proie qui va se laisser attraper et abattre.
Adamson se croit supérieure, sur son perchoir doré... Quelle salope. Elle croit pouvoir me faire chuter et me faire mordre la poussière ? Grand bien lui fasse. J'ai plusieurs atouts dans mes manches, et je compte bien m'en servir jusqu'au bout...

Et un de ces atouts, c'est Louise Morstan. Elle bosse pour moi depuis un petit moment déjà, mais j'avoue que je l'ai toujours utilisée.... ponctuellement...
Et ces derniers temps, comme j'ai des doutes sur Ismahen, il faut bien que je délègue certaines tâches de valeur à cette dernière.
De plus, Morstan est loin d'être une idiote, contrairement à Ismahen... Ces deux gonzesses sont le jour et la nuit. Et si Ismahen est le stupide pitbull qui mordra et ramènera la viande demandée, Morstan aura plus de classe et d'intelligence... dans le genre du doberman.

Bien carré dans mon siège, derrière mon bureau, j'attends qu'elle arrive. J'ai plusieurs dossiers à lui confier.

Mauvaise matinée en perspective. Y a des jours où tu te lèves du pied gauche et finalement tu te dis que tu aurais mieux fait de rester coucher. Heureusement, Louise n’est ni fataliste ni pessimiste et ce n’est pas quelques bignes qui vont altérer son humeur, sa journée a toujours toutes les cartes en main pour se terminer mieux qu’elle n’a commencé.
En revanche, elle n’aime vraiment – définitivement – pas la pluie. Pas parce qu’elle fait partie de cette catégorie de femmes qui s’effarouche au moindre signe d’humidité susceptible de bousiller sa coiffure, mais plutôt parce qu’elle gêne sa manière d’appréhender son entourage en réduisant la visibilité tout en remplissant ses conduits auditifs de bruits parasites – et monotones, déprimants.
Enfin, ce n’est pas un drame, et ce n’est pas non plus comme si l’on avait le choix.

Cependant que l’averse daigne se calmer et que le soleil pointe le bout de son nez avec l’air décidé de quelqu’un qui compte bien rester là encore un certain temps, Louise sort de chez elle pour se rendre à son rendez-vous. Dehors, une brise fraîche a tôt fait de disperser les nuages et bientôt il ne reste plus qu’une légère odeur de pluie qui persiste à s’attarder.
Et voilà, sa journée va déjà mieux.

Comme elle est arrivée avec un peu d’avance, elle s’accorde la perte de quelques minutes le temps de boire un café, abandonne le parapluie emporté par précaution à l’entrée, et se dirige vers le bureau de Fehrnbach avec l’assurance de la personne qui connaît son chemin. Sa main frappe à la porte du bureau et la jeune femme attend sans impatience l’injonction qui lui permettra de pénétrer à l’intérieur.
Là, elle salue la personne qui s’y trouve déjà, et son attitude présente une politesse lisse alors que sa voix est dénuée de chaleur. Wethan est son chef, pas son ami ; elle le respecte mais a le bon sens de garder ses distances, et les barrières restent érigées autour d’elle. Après tout ce n’est pas comme s’ils se connaissaient en dehors de leurs relations strictement professionnelles.
Louise croise les bras sur sa poitrine, attendant sagement les précisions quant à sa présence ici. Son regard a brièvement fait un tour de la pièce avant de se fixer sur le maître des lieux, cherchant mécaniquement ce qui lui est familier et ce qui a changé depuis son dernier passage ici – déformation professionnelle, toujours examiner avec le plus grand soin l’environnement dans lequel elle se trouve et enregistrer tout ce qui est susceptible d’avoir une utilité en cas de problème.

Des coups contre ma porte, ma voix s'élève brièvement – comme le claquement d'un fouet – pour ordonner d'entrer. Morstan en chair et en os. Les prochaines secondes qui suivent sont consacrées à la politesse basique qu'est le salut, et elle croise ensuite les bras, signe de son attente.

Du menton, je lui désigne un siège. Si jamais elle désire s'asseoir c'est le moment. Nous en aurons peut-être pour un petit moment, et, bien que je n'ai aucun doute quant à son endurance, mieux vaut toujours proposer.
Après ça, ma main s'en va glisser dans un tiroir qui contient plusieurs tas de paperasses. Le boulot du jour quoi.

« Je vous ai faite venir jusqu'ici car j'ai besoin que vous solviez quelques problèmes pour moi. »

Rien d'insurmontable, continue une petite voix dans ma tête, mais il vaut mieux ne pas trop jouer sur le registre sarcastique avec Morstan.
Je pousse le premier dossier vers elle, puis reprends – aussi sérieux qu'un gouvernementeux en plein discours – en la fixant dans le blanc des yeux.

« Ce premier dossier concerne un de mes rivaux sur le marché. Mes hommes ont déjà collecté quelques informations à son sujet afin de vous accélérer le travail. Libre à vous d'en disposer ou non. Ça ne changera rien à votre prime. »

Mes doigts libres triturent les pages des autres dossiers. Deux d'entre eux sont peu communs, puisqu'ils requièrent de retrouver les personnes mentionnées, et de les ramener vivantes ici...Valentina et cette salope de capitaine, O'Aodhan... Reste à voir si elle acceptera de s'en charger, ou si je devrai continuer à attendre que mes larbins daignent montrer une once d'intelligence...

Louise s’avance et prend la chaise précédemment désignée ; désormais assise face à Fehrnbach, elle conserve une attitude tranquille, ni crispée ou trop décontractée. Des problèmes à résoudre, oui, c’était à ça qu’elle sert de toute manière, elle se doute bien qu’il ne l’a pas appelée pour faire la poussière sur ses étagères. Un bon chien obéissant et fidèle à son maître, prêt à exécuter les tâches que celui-ci veut bien lui donner. L’idée d’avoir un contrat frais à se mettre sous la dent n’est d’ailleurs pas pour lui déplaire, la nouveauté présente un attrait certain à ses yeux.
Elle s’empare du dossier qu’il vient de poser sur la table et le feuillette rapidement, relevant les informations les plus importantes tout en cherchant si quoi que ce soit est source potentielle d’incompréhension à son regard : une fois qu’elle sera repartie d’ici, il sera trop tard pour d’éventuelles questions.

Toutefois, la lecture en diagonale ne l’occupe pas longtemps et elle ne tarde pas à relever la tête vers lui. Le silence brièvement établi pendant qu’elle s’attachait à parcourir ces quelques feuilles devant elle ne tarde pas à être rompu.

« Bien. Et les autres ? »

Acquiescement tacite : une proie facile, ce travail-là au moins ne traînera pas.
Autant mettre toutes les cartes sur la table de suite, alors, et aviser du reste, puisque les propos de son employeur sont sans équivoque à ce sujet : elle va avoir du pain sur la planche. Il semble plutôt clair que la jeune femme n’est nullement dérangée par le fait d’accepter plus d’une affaire d’un coup : tout est bon à prendre, elle s’estime suffisamment organisée et expérimenter pour bosser en parallèle sur plusieurs dossiers sans se laisser distraire ni s’emmêler les pinceaux.
Et puis, chasser des têtes, elle aime bien ça – même si elle ne l’avouera jamais clairement, restes de conscience peut-être. L’adrénaline et le plaisir de mettre ses capacités à l’épreuve, le sentiment de puissance que procure la réussite, elle ne tue pas par plaisir pourtant – monstre oui mais pas à ce point – mais le corps humain présente une aptitude effroyable à la dépendance de certaines sensations tout sauf innocentes ; chaque contrat supplémente offre une occasion d’avoir la mainmise sur celles-ci.
Ainsi que des fins de mois assurées : il faut bien vivre après tout.

Elle survole brièvement le contenu du dossier et accepte de s'en charger, me demandant de poursuivre avec les autres.
Je fais alors glisser un nouveau dossier vers elle, tout en lui disant.

« Les deux requêtes qui vont suivre sont... particulières dans le sens où je ne vous demande pas de tuer les deux cibles, mais de les localiser et de me les ramener vivantes. Les abrutis qui me servent de larbins n'ont fait que chou blanc sur chou blanc. »

Autant dire que certains ont regretté d'avoir été incompétents.

« La première est une vaniteuse chienne de militaire. Il est temps de lui remettre les pieds sur terre. »

Un sourire mauvais étire mes lèvres. Moi ? Ne pas avoir digéré ma garde à vue ? C'est peu dire.
Sans tarder je fais glisser l'autre dossier particulier, plus épais que les autres. Ma voix, auparavant méprisante, se fait cette fois ci, basse et pleine de rancœur.

« Pour celui-ci, il s'agit de ma sœur. Je crains qu'elle n'ait décidé de suivre quelque chemin... déviant. »

Inutile d'ajouter qu'elle aussi va devoir ravoir les pieds mis sur terre. Lui laissant le temps de jeter un œil à tout ça, je commence à fumer une clope, d'un air faussement détaché.

« ça rentre dans vos cordes ? »