A une certaine période de l'année, la plupart des étudiants d'Edernys, à part peut-être ceux qui se spécialisaient dans un domaine un peu trop abstrait, avaient droit à une des plus grandes plaies de leur vie scolaire : les stages. Les motivés étaient peu nombreux, et leur proportion se retrouvait parmi les potentiels boîtes dans lesquelles ils devaient être embauchés, a fortiori lorsque l'on se penchait plus précisément sur le cas des futurs maîtres de stages. Or, il se trouvait que cette année, Astrid allait se trouver parmi ces derniers, après quatre années à être celle qui démarchait pour se trouver des stages –encore que le dernier ait été fructueux, puisqu'elle l'avait effectué dans le cabinet d'ingénieurs où elle travaillait désormais. Mais elle était la dernière arrivée, celle qui avait la plus fraîche expérience des études, et ses collègues avaient donc trouvé drôle, en guise de bizutage stupide, de lui refiler la stagiaire qui les avait élu pour cette étape ô combien importante : son tout premier stage. Le grand jour étant arrivé, Astrid était prête, avait ressorti quelques dossiers pas trop compliqués pour que la gamine puisse y comprendre quelque chose, et s'attendait déjà au pire. D'après le CV qu'elle leur avait envoyé, elle étudiait des technologies numériques. Pas vraiment leur domaine, donc, puisqu'ici, on s'occupait plutôt de concevoir des trains et véhicules de fonction toujours plus performants, tout en palliant aux erreurs des premiers modèles. En ajoutant cette donnée à la date tardive à laquelle ils avaient reçu la demande, l'équation était vite résolue : la stagiaire, une certaine Eve, toujours d'après ces papiers, s'y était prise au dernier moment et n'avait rien trouvé qui conviendrait à sa branche. Ce qui indiquait une forte potentialité qu'elle soit ingérable, ou rendue insupportable par l'ennui et le désintérêt.

Toujours est-il qu'elle s'était préparée à l'accueil de la stagiaire, armée de sa tenue habituelle, tailleur, chignon impeccable, maquillage léger, et l'attendait de pied ferme devant le bâtiment. Un regard à sa montre lui permit de constater qu'elle était légèrement en avance, il ne lui restait donc plus qu'à patienter jusqu'à ce que l'autre se montre, en espérant qu'elle aurait assez de jugeote pour comprendre que cette femme sur le trottoir l'attendait elle, puisque le CV ne contenait pas de photo et qu'Astrid n'avait donc aucune idée de ce à quoi ressemblait la jeune fille.

Tout commençait bien, la stagiaire était en retard. Pour l'instant, ce n'était que de quelques minutes, peut-être qu'elle s'était perdue dans ce quartier qui, pour être proche de l'université, n'était pourtant pas très fréquenté des étudiants. Elle en était à se demander si elle ne ferait pas mieux d'appeler le numéro de téléphone inscrit sur le CV pour lui demander s'il y avait un souci quand une voix attira son attention, se présentant comme une certaine "Eve", ayant rendez-vous pour un stage. Bingo, sa stagiaire était là. Et, pour ce qu'une première impression pouvait valoir, ce n'était pas brillant. Manteau informe, chaussures tellement défoncées qu'on ne reconnaissait même pas leur couleur d'origine, pull délavé… Clairement, la jeune fille avait fait aussi peu d'effort que possible pour son premier jour de stage, et cela venait renforcer de plus en plus les doutes d'Astrid quant à sa motivation. Mais après tout, des gens très bien pouvaient être très négligents, il lui suffisait de prendre l'exemple de Dakota –encore que le code vestimentaire en usine soit nettement plus laxiste que celui d'un cabinet d'ingénieurs qui commençait à avoir une certaine réputation. Elle se force néanmoins à sourire, tendant la main à Eve.

- Bonjour ! Je t'attendais. Je m'appelle Astrid, je serai ta maîtresse de stage, donc si tu as besoin de quoi que ce soit, n'hésite pas à demander.

Le tutoiement lui était venu naturellement face à une gamine aussi jeune, mais elle n'avait plus qu'à espérer que l'autre ne décide pas qu'il devait être réciproque. Cela dit, elle s'était jusqu'ici exprimé à peu près respectueusement, ce qui était déjà un bon point pour gagner l'estime d'Astrid, et venait presque rattraper sa tenue. Un dernier sourire, plus professionnel que vraiment chaleureux pour l'instant, et elle se retourna, lançant quelques mots à Eve par-dessus son épaule.

- Suis-moi, on ferait mieux de ne pas traîner, les bureaux sont au quatrième et l'ascenseur a décidé de faire grève, aujourd'hui.

Après tout, plus vite elles démarreraient et mieux ça serait. Et au pire, si Eve faisait vraiment preuve de mauvaise volonté, il serait toujours temps de mettre les choses au point avec elle plus tard.

Gagné. Non seulement l'étincelle de motivation était restée allumée, mais elle semblait même avoir doublé de volume –ce qui, vu sa taille initiale plus que réduite, n'était pas bien compliqué, mais au point où elle en était, Astrid ne pouvait pas vraiment faire sa difficile. La dernière question, en revanche, lui fit lever les yeux au ciel discrètement. C'était une de ces remarques que lui servaient souvent les gens qui n'avaient qu'une connaissance plus que superficielle de son domaine de travail, et l'entendre répéter encore une fois fit sauter son attention quelques seconde, si bien qu'elle n'entendit même pas la fin de la phrase d'Eve.

Mais bon, en tant que maîtresse de stage, il lui fallait faire preuve de pédagogie, et, pour une fois, elle mit en application l'enseignement de deux décennies de réceptions huppées pour camoufler son agacement derrière une fois calme et l'essoufflement naturel que provoquaient les trois étages qu'elles venaient de gravir.

- Non, on serait tous capable de détailler le plus précisément possible le fonctionnement de pas mal des modèles, mais il y a un monde entre cette connaissance théorique et la pratique. Savoir comment le moteur met en marche les roues pendant que le volant les dirige n'explique pas comment on fait une manœuvre.

Elle marque une pause, le temps d'arriver sur le palier qui conduisait au cabinet.

- Par exemple, tu as bien dû suivre des cours de biologie jusqu'ici, tu sais comment fonctionne le corps humain ? Par contre, je doute que tu sois capable d'opérer quelqu'un. C'est un peu la même chose.

Elle ouvrit la porte, laissant Eve entrer la première.

- D'ailleurs, je pense que la plupart de ceux qui conduisent les véhicules que nous concevons n'ont pas la moitié des connaissances théoriques qui sont à la base de notre travail.